Voyage au Bout de la Nuit

Les gens "normaux" cachent leurs difficultés derrière un travail, une famille, une vie sociale bien remplie qui leur permettent de ne pas penser a leurs manques.
Chez les personnes  que je rencontre au bois de Boulogne il n y pas d exutoire possible  : il y a les journées ou les nuits de "travail" après lesquelles elles rentrent  dans  des hôtels habites par leurs semblables, les partenaires réguliers qui sont bien souvent prostitués eux mêmes, les amitiés entachées par l idée que la compagne de misère est aussi une rivale potentielle auprès des clients.
Le système prostitutionnel est ainsi fait qu il est extrêmement difficile d en sortir sans se retrouver seul et sans argent. Les transsexuelles une fois bien établies gagnent leur vie correctement et cet argent non pas facilement mais vite gagné les habitue à des dépenses auxquelles elles ont beaucoup de mal à renoncer  lorsqu elles envisagent une sortie du milieu. Les bons mois certaines m ont dit arriver a faire entre 4000e et 5000e ce qui ne les empêche pas de continuer à vivre d expédients l argent étant aussitôt dépensé. Le regard que porte la société sur la prostitution les empêche de se construire une vie sociale indépendante de ce système et il leur est complique de trouver un employeur qui accepte leur différence d identité sexuelle. Cet ensemble de choses rend difficile une sortie de la prostitution et si comme C. la plupart sont conscientes de leur détresse et des souffrances qu elle engendre elles n ont souvent pas le courage d affronter une vie différente dans une société qui ne leur fera aucun cadeau. Même dans les très rares cas ou elles parviennent a se reconvertir, on les retrouve souvent sur leur ancien lieu de travail pour des raisons financières ou tout simplement parcequ elles ont besoin d un semblant de vie sociale qui ne leur est pas offert à l extérieur.
Pourquoi et comment et par quel concours de circonstances quelquun peut il accepter de mourir à l amour en le prostituant ?
Les personnes prostituees disent que pendant l acte leur corps n est plus qu en objet à la disposition des fantasmes du client. Elles ne sont plus qu un corps; leur esprit est ailleurs.
Le paradoxe de la prostitution c est que malgre les artifices, malgre les costumes et le maquillage la souffrance de ceux qui en vivent ne se cache pas : elle est palpable et elle se traduit par la passe, acte sexuel monnayé qui transforme le sexe en un objet utile et dont la mecanique surtout chez les hommes doit parfaitement fonctionner pour etre rentable.
Travailler aupres de ces personnes c est accepter d' approcher ces souffrances qui  nous questionnent incessamment sur le sens et le prix de l amour , de la sexualite, de la souffrance.

Les larmes de C.

Les personnes transgenres prostituees me font penser a ces masques  en pierre du theatre antique  : comme si le temps s etait arrete sur ces visages et y avait grave une sorte de joie figée.
Ici , pour survivre il faut paraitre :  en bonne sante,  jeune , feminine, joyeuse ...
Et la nuit particulierement lorsque nous nous arretons en camion et que montent l une apres l autre nos visiteuses, j ai l impression d etre la spectatrice d une tragedie dont les acteurs se seraient trompes de costume.

Je me demande qui se cache derriere ces visages soigneusement peints et jeunes , ces corps qui soutiennent des poitrines si volumineuses que l' on se demande comment elles tiennent , ces perruques , ces bijoux , ces parfums ...

Je m arrete  au cours d une de mes tournees de jour aupres de C. .Contrairement à celles de nuit qui se font en camion, les tournées qui ont lieu la journée sont à pied.C est à nous d aller à la rencontre de la personne en situation de prostitution, de prendre du temps pour elle et je suis toujours emue lorsque certaines font signe au client de patienter  pour passer un peu plus de temps avec nous.
C.  est une superbe espagnole blonde et aux yeux bleus.Contrairement à d autres, sa poitrine n est pas exagerement refaite et on pourrait facilement douter de son changement d'identité sexuelle.Cet apres midi la nous sommes acueillies joyeusement comme à l accoutumee.Nous echangeons quelques banalités sur le nombre de clients de la journée, la nouvelle loi qui en penalisant les clients risque de précariser encore plus les travailleurs du sexe...
Et sans que rien ne puisse nous le faire pressentir C. fond en larmes.Elle nous parle de la mort de son père quelques jour auparavant, inconsolable
Ce n est plus la joyeuse barcelonnaise, la belle transexuelle qui offre son corps au regard de l autre , c est une petite fille qui pleure la mort de son papa et de la honte que c était pour lui d'avoir un enfant prostitué

Ici tout se monnaye  , la place de camion , le camion , les soutiens, le chirurgien esthetique  , le travail de jour ou de nuit ,  chaque parcelle du corps ... Tout a un prix au bois de Boulogne  , et ce n est pas celui de l amour ...
Je me demande parfois pourquoi avoir choisi ce lieu de stage plutot atypique ou le sexe et la violence se cotoient de maniere permanente, ou le sexe n est plus qu une violence necessaire à la survie de celle  qui se vend.
Les habitantes du bois  me disent souvent : "que viens tu faire ici la nina ? ici ce n est pas un endroit pour toi.Ici c est un endroit pour les putes comme nous "
Je n ai  pourtant jamais regrette au cours de ces 4 premiers mois de stage,  mes visites chez les "putes".
Le public que je cotoie essentiellement sont des personnes transexuelles issues pour la plupart des pays d'Amerique latine , d Espagne et du Portugal et quelques prostituées bulgares plus difficiles à aborder, leurs souteneurs ne se tenant jamais tres loin.
"Rencontrer" une personne prostituee au Bois est un travail de longue haleine et demande une grande patience. La personne prostituée et surtout la personne transgenre ment et pour la decouvrir il est necessaire d accepter que son mensonge ne soit pas moquerie mais une maniere de se proteger pour survivre. Le fait meme de changer de sexe n est pas toujours un choix ; c est souvent une necessité pecunière ( les transexuels gagnent bien mieux leurs vies que les jeunes hommes prostitués que l on rencontre porte Dauphine au cours de leurs premieres annees de prostitution et qu l on retrouve au bois quelques annees plus tard ) ou psychologique ( la prostitution homosexuelle chez ces très jeunes hommes entraine une fracture psychologique qui les entraine vers un changement de genre ).Je craignais en arrivant au bois de me sentir mal à l aise devant ces visages si differents ou se juxtaposent deux genres, ou les attributs feminins sont exacerbes pour les besoins de la prostitution, mais on s y habitue vite.
J ai decouvert un monde fait d ambivalences ou mes valeurs  sont bousculees en permanence. La personne prostituee vit dans une dichotomie permanente entre  ce qu elle dit etre, ce qu elle voudrait etre, et ce qu elle vit reellement. Et pourtant aussi incroyable que cela puisse paraitre j ai rencontre des personnes vraies.A defaut de me montrer leurs maisons, certaines m ont ouvert les portes de leurs camions, leurs lieux de travail qu elles ont mis tant de temps à acquerir et au prix de tant de passes .Et dans ces camions miserables et surchauffés par de mauvais poeles a gaz, qui puent le musc et le parfum bas de gamme, ou l amour se fait sans amour, ou les corps se vendent au plus offrant, je decouvre ici un petit naperon sur une coiffeuse sordide, la une petite bouteille d eau benite, ici encore une petite boite de bonbons dont la proprietaire me remplit les poches "pour mes petits" en me tendant un kleenex pour nez qui coule et me precisant que celui la "est bien propre".